
Les Espions de l’Urinoir
THE SPY ISSUE
Ulysse Feuvrier
11/30/20234 min read
Dongguan, province de Guandong, Chine. Scandale sans en être tout à fait un, les unes internationales ne nous en ont pas informé, les toilettes ont des agents d’un nouveau genre. Dames et Messieurs pipi ont disparu, peut-être n’y en a-t-il jamais eu, remplacé par des écrans un peu trop intelligent. Pas vraiment secrets, ces inspecteurs plats remplissent une mission des plus intimes. Dotés d’un logiciel de reconnaissance faciale et couplé aux dévidoirs pas moins smart, ils décomptent les feuilles de papiers que prennent les usagers de ces toilettes publiques, et gare à celui qui en prendra trop. L’état de propreté semble être un point d’inspection aussi. Les téméraires chinois trop pressés pour rentrer chez eux et qui veulent bien se soumettre à leur vigilance doivent y regarder à deux fois, on s’interroge. Le désagrément de la saleté d’une cabine ou la triste surprise d’un rouleau terminé sont-ils suffisamment importants pour bien vouloir subir l'œil scrutateur du numérique ?
Ainsi, en dehors de quelques soirées à thème dont les mérites ne sont plus à vanter, les espaces hygiéniques nous plaisent quand ils le sont le plus possible. A écouter Tanizaki, nos amis nippons les préfèrent tamisés, on ne peut que reconnaître que nos petits coins d’ici sont mis en lumière et d’un blanc éclatant, dans le meilleur des cas, ne laissant aucune place à l’à peu près. N’ayant de public que l’accès et plus l’intérêt, la majorité d’entre eux sont rendus impraticable, la présence humaine et la vigilance qui irait de pair avec elle étant exclue. Big Brother du papier toilette semble ici une nouveauté recelant d’avantages encore inconnus. Et pourtant au pays de l’à peu près, à peu près démocratique, à peu près libre (nous devrions remplacer notre devise triptyque par celle-ci), de la règle plus informative que coercitive, nous n’en voudrions certainement pas. Propreté vaut-elle liberté ? Est-ce que nous ne voudrions pas laisser à chacun la possibilité de se déguiser en momie aux frais du contribuable ? Libre, à la dérive certes, mais de celles qui permettent de naviguer droit.
L’auteur s’inquiète un peu trop tôt, cependant le régime chinois semble être source d’inspiration pour les décisionnaires de l’Hexagone, ne laissons rien passer. Crédit social passe encore, mais pas sur le trône ! Crédit social ne passe pas du tout, mais ici nous parlons de ce nouvel lieu de renseignement. On l’a dit, l’éloge de Junichiro vante la douceur de la lumière, ou plutôt de son ombre, dans ces lieux si propices au calme et à la réflexion. Inspirons nous des îliens, moins des continentaux. Au lieu de tirer vers l’impeccable, le propret aseptisé, tournons-nous vers les flammes tremblantes des bougies, les bibliothèques où seulement des tout petits débuts de livres seront lus, les huiles essentielles, la musique d’ambiance même, le bois plutôt que la faïence éclatante. Rendre l’espace commun agréable, doux à vivre, créer des parenthèses bien-être dans nos villes où les préoccupations de bien vivre semblent n’être que sécuritaires n’inciterait-il pas au bon traitement de ces mêmes lieux ? Vivre ensemble, injonction omniprésente mais rarement soutenue par des actes ni pour vivre ni pour le faire ensemble. Quoi de mieux que de commencer par le moins bien regardé et pourtant si fréquenté de nos recoins.
C’est encore à l’est, quoique sensiblement moins loin, que l’on comprend tout ce que peuvent faire les espaces hygiéniques. Le couple cuculisant de Ferdydurke y rentre et en sort dans des dispositions bien différentes, la vie y prend un tournant. L’une y va la tête haute, d’un port altier, pour en sortir dignifiée, grande prêtresse du culte moderne. Ce culte radicalement infantilisant pour ses victimes, qui grandit en retour dans leurs propres yeux ses instigateurs. Le mari ira guilleret, fumera une cigarette, chantera un bon coup, alto, son retour sur la terre ferme sera rapetissé, presque penaud, puissance du petit coin. Qu’en aurait-il été s’il avait été espionné par l’adjudant digital ? Cuculisé lui aussi à n’en pas douter.
Part de l’ère numérique peut être regardée à l’aune de l’infantilisation ; nos petits espions de poche, fourmillant de systèmes pleins de bonnes intentions de nous simplifier la vie, ne le font qu’au gré d’une réinfantilisation de nos façons de vivre. C’est trop difficile de se coucher tôt, ils ont la solution ! Téléchargée en moins d’une minute. Le tout ne fonctionnant que grâce au recueil d’informations nous concernant, nous abandonnons scrupule et contre-espionnage et ces agents pas si secrets s’en donnent à cœur joie. Il s’agit donc de se demander, le confort de l’assistance et du contrôle valent-ils nos petits secrets ?
Le laisser-faire, les passes-droits offerts par chacun d’entre nous à nos logiciels très regardants, qu’ils nous semblent nous appartenir quand ils tiennent dans la main ou qu’ils nous regardent d’en haut d’un lampadaire sont les contreparties de la tranquillité d’esprit, du repos intellectuel qui sont devenus nos objectifs de société. Ce marché paraît inégal, nous sommes perdants de ce commerce non déclaré, et qui mériterait pourtant d’être regardé à la loupe. Soyons libres un peu partout, mais surtout au petit coin.
¡Si el presente es de lucha, los baños son nuestros!
xoxo, Ulysse Feuvrier
© Ulysse Feuvrier